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I. La Charte aujourd'hui

On s'attachera principalement aux qualifications juridiques même si, par la force des choses, certaines considérations politiques affleurent et doivent être prises en compte pour éviter les contresens ou erreurs d'interprétation. La Charte aujourd'hui revêt au moins trois qualifications différentes. Au plan formel, elle a été insérée dans un instrument dit accord interinstitutionnel et publiée au JOCE (C 364 p.1, 18 décembre 2000). L'accord interinstitutionnel, dont l'existence est pour la première fois officiellement reconnue par une déclaration qui figure dans l'acte final de la conférence de Nice - déclaration relative à l'article 10 TCE -, est le fruit d'une pratique devenue coutumière dans la Communauté. Le Parlement, le Conseil et la Commission, pour faciliter l'application de dispositions du traité CE, peuvent conclure des accords qui ne modifient pas les dites dispositions. Ces accords engagent les unes vis à vis des autres les institutions mentionnées. Tel est le cas de la Charte qui, cependant, avant d'être proclamée solennellement par les trois institutions, a fait l'objet d'un processus d'élaboration très différent de celui qui est habituel pour ce type d'accords.

Une deuxième qualification de la Charte tient justement aux perspectives assignées à l'organe chargée de son élaboration - qui s'est ultérieurement auto-proclamé Convention -. Selon les termes des conclusions du Conseil européen de Cologne, la Charte devait "contenir les droits de liberté et d'égalité, ainsi que les droits de procédure tels que garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, en tant que principes généraux du droit communautaire". On retrouve sans mal dans ce passage la formulation même utilisée par la Cour de Justice des Communautés européennes dan ses célèbres arrêts qui ont donné corps à la protection communautaire des droits fondamentaux (17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff.11/70, R.p.1125; 28 octobre 1975, Rutili, aff.36/75, R.p.1219; 15 mai 1986, Johnston, aff.222/84, R.p.1651; 15 octobre 1987, Heylens, aff.222/86, R.p.4097) et qui a été reprise d'abord dans l'article F.2 du traité sur l'Union européenne (Maastricht), puis dans l'article 6.2 TUE (Amsterdam). Même si le mandat de Cologne ne s'arrête pas là puisque la Charte "doit en outre contenir les droits fondamentaux réservés aux citoyens de l'Union" et que dans l'élaboration il fallait "par ailleurs prendre en considération des droits économiques et sociaux...dans la mesure où ils ne justifient pas uniquement des objectifs pour l'action de l'Union", il y a des arguments sérieux pour considérer que la Charte dans la mesure où elle rend "visibles" les droits fondamentaux - pour reprendre une autre formule du mandat de Cologne - procède essentiellement à une formulation, un "restatement" des principes généraux du droit de communautaire/droits de l'Union tels qu'un juge aurait pu ou a pu les découvrir à partir des diverses sources énumérées dans ledit mandat.

Enfin la proclamation d'une Charte des droits fondamentaux élaborée par une Convention dans laquelle siégeaient, à côté des représentants des chefs d'Etat et de gouvernements, des représentants du Parlement européen, des parlements nationaux et de la Commission, est riche de signification politique, voir constitutionnelle, même si le document n'a pas à ce jour de force juridique obligatoire - bien que la Charte ait été rédigée "comme si" elle devait revêtir un jour une telle valeur -. Les déclarations de droits remplissent une fonction de justification du pouvoir politique puisqu'elles expriment sa raison d'être. Cette caractéristique observée à propos du pouvoir étatique joue également pour d'autres formes d'organisation politique, telle l'Union européenne. Une déclaration de droits sert également à poser les fondements du corps politique constitué par l'ensemble des personnes qui se reconnaissent dans ces droits. Ainsi la proclamation de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, même dépourvue de valeur juridique obligatoire, est un pas significatif dans la voie de la constitutionnalisation de l'Union comme ensemble politique démocratique. A ce titre la Charte comme simple document politique a vocation à irriguer la vie et les institutions de l'Union.

Ce triple caractère de la Charte, sans choix précis d'une qualification plutôt qu'une autre, affleure dans la manière dont celle-ci est aujourd'hui appliquée.

(A) Application par les institutions qui participent au pouvoir normatif

La Charte a été publiée comme un accord interinstitutionnel entre le Parlement, le Conseil et la Commission. Ce type d'acte lie politiquement et moralement les institutions qui y ont souscrit même s'il ne crée ni droits, ni obligations pour les tiers, Etats membres ou autres sujets de droit communautaire. S'agissant de la Charte, la Commission et le Parlement européen ont précisé le sens qu'ils entendaient donner à leur engagement, notamment dans le cadre de leur activité normative.

1. La Commission

Dans deux communications du 15 septembre puis du 11 octobre 2000, la Commission a indiqué que tôt ou tard la Charte devrait être reprise dans les traités et que le texte de la Charte, dés sa proclamation, ne manquerait pas de déployer ses effets, y compris sur le plan juridique. Ce point de vue a été confirmé par le président Prodi dans le discours qu'il avait préparé pour la proclamation de la Charte: "Pour la Commission, la proclamation signifie l'engagement des institutions à respecter la Charte dans tous les actes et toutes les politiques de l'Union". Le 13 mars 2001, la Commission a pris une décision (Sec (2000) 380/3) selon laquelle, à l'avenir, toute proposition d'acte législatif ou réglementaire devra faire l'objet d'un contrôle préalable de compatibilité avec la Charte. Toutes les proposition de texte législatif (directive) ou réglementaire qui présentent un lien spécifique avec les droits fondamentaux contiendront un considérant supplémentaire précisant que l'acte respecte les droits et les principes contenus dans la Charte. Cette formule pourra au besoin être complétée par une phrase indiquant de manière précise les articles concernés. Ce contrôle se pratique désormais, notamment dans les domaines de la politique d'asile et d'immigration ainsi que de la coopération en matière pénale qui sont devenus des priorités depuis le Conseil européen de Tampere (octobre 1999). On peut citer, à titre d'exemple, deux propositions récentes de directives, l'une relative au statut des ressortissants des pays tiers résidents de longue durée (Doc. COM (2001)127 final du 13 mars 2001) et l'autre relative à des normes minimales pour les demandeurs d'asile dans les Etats membres (Doc. COM (2001)181 final du 3 avril 2001, JO C.213 E du 31 juillet 2001, p.286). Ces deux propositions, comme en témoigne leurs exposés des motifs, présentent des liens spécifiques avec les droits fondamentaux inscrits dans la Charte - droits économiques et sociaux des demandeurs d'asile ou des résidents de longue durée, non-discrimination, droit à une protection juridictionnelle -.

Le Conseil et le Parlement, en leur qualité de co-législateurs, seront amenés à examiner les propositions de la Commission, y compris les considérants visant la Charte.

2. Le Parlement européen

L'attitude du Parlement européen a été précisée par sa présidente lors du discours qu'elle avait préparé pour la cérémonie de signature: "...dés à présent, même si ce devait être par anticipation sur sa pleine transcription juridique dans le traité, la Charte sera la loi de l'Assemblée(...)élue au suffrage universel. Elle sera dorénavant notre référence pour tous les actes du Parlement européen qui auront un lien direct ou indirect avec les citoyens de toute l'Union; elle nous engage". On peut en conclure qu'en matière de référence à la Charte dans le champ normatif, le Parlement devrait à l'avenir faire preuve d'une vigilance au moins égale à celle de la Commission.

Pour les textes relevant du deuxième pilier, c'est au Conseil qu'il appartient de s'engager dans la voie de références éventuelles à la Charte puisque la Commission n'a pas directement de pouvoir de proposition (article 14.4 TUE) et que le Parlement est seulement tenu informé (article 21 TUE). Dans le cadre du troisième pilier, la Commission peut en revanche disposer d'un certain pouvoir de proposition (article 34.2 TUE) - ex. proposition de décision cadre visant à instaurer un mandat d'arrêt européen -.

Il n'est pas interdit aux autorités nationales de s'inspirer de la Charte dans leur activité normative; certaines n'ont pas hésité à s'engager dans cette voie (voir, en France, le rapport du Comité d'éthique relatif à la loi sur la bioéthique, octobre 2000).

(B) Perspectives d'application par les juges

L'absence de valeur juridique obligatoire de la Charte n'interdit nullement aux justiciables d'en invoquer les dispositions et au juge, national ou communautaire, d'y trouver une source d'inspiration. La Cour de Justice des Communautés européennes a maintes fois tiré de textes d'origines diverses les éléments de sa jurisprudence qui a visé à protéger les droits fondamentaux en se fondant sur ce qu'elle estimait constituer les principes généraux du droit communautaire. A fortiori la Charte devrait apparaître comme l'expression la plus achevée de ces principes généraux notamment dans les domaines où elle innove, c'est à dire là où elle ne se contente pas de reproduire des éléments de droit originaire ou dérivé mais revisite la CEDH ou se risque dans des champs nouveaux en s'appuyant sur de grands textes internationaux ou sur les traditions constitutionnelles communes des Etats membres aux quelles elle donne une formulation. Les avocats généraux ont déjà montré à plusieurs reprises leur intérêt pour la Charte, tandis que les juges demeurent prudents.

1. Les prise de position des avocats généraux

De façon très significative, un certain nombre d'avocats généraux invoquent la Charte comme expression des principes fondamentaux du droit communautaire. Concluant dans le cadre d'un renvoi préjudiciel de la High Court of Justice d'Angleterre sur une question portant sur l'interprétation de la directive 93/104 sur l'aménagement du temps de travail et, plus particulièrement, sur les conditions d'obtention du droit à un congé annuel payé, l'avocat général Tizzano a affirmé (26 juin 2001 BECTU c. Secretary of State for Trade and Industry, C-173/99, conclusions présentées le 8 février 2001, pont 28) que "dans un litige portant sur la nature et la portée d'un droit fondamental, il est impossible d'ignorer les énonciations pertinentes de la Charte ni surtout son évidente vocation à servir, lorsque ses dispositions le permettent, de paramètre de référence substantiel pour tous les acteurs - Etats membres, institutions, personnes physiques et morales - de la scène communautaire. En ce sens, donc, nous estimons que la Charte fournit la confirmation la plus qualifiée et définitive de la nature de droit fondamental que revêt le droit au congé annuel payé" (article 31.2 de la Charte). Il s'agit là d'une prise de position très vigoureuse en faveur de la Charte comme expression des droits fondamentaux applicables dans la Communauté et à tous les acteurs (pas simple engagement interinstitutionnel), comme élément d'interprétation d'une directive, quand bien même la Charte n'a pas été intégrée dans les traités.

Très ferme également apparait la position de l'avocat général Jacobs dans des conclusions sur une affaire portant sur la brèvetabilité d'inventions biotechnologiques (9 octobre 2001, Royaume des Pays-Bas c. Parlement européen et Conseil de l'Union européenne, C-377/98, conclusions présentées le 14 juin 2001, points 197, 210, 211). "Il ne saurait faire aucun doute, selon nous - déclare-t-il -, que les droits invoqués par le Royaume des Pays-Bas sont effectivement des droits fondamentaux, dont l'ordre juridique communautaire doit assurer le respect. Le droit à la dignité est peut-être le droit le plus fondamental de tous, et il se trouve à présent consacré à l'article 1er de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, qui énonce que la dignité humaine est inviolable et doit être respectée et protégée. Le respect du consentement libre et éclairé, à la fois des donneurs d'éléments du corps humain et des bénéficiaires de soins médicaux peut également et à juste titre être considéré comme un droit fondamental; c'est ce que reflète à présent l'article 3, paragraphe 2, de la Charte UE qui impose que soit respecté, dans le cadre de la médecine et de la biologie, "la consentement libre et éclairé de la personne concernée, selon les modalités définies par la loi". Il convient dés lors de constater que tout instrument communautaire portant atteinte à ces droits serait illégal" (point 197). Un peu plus loin (point 210), l'avocat général cite, outre la Charte, la Convention du Conseil de l'Europe sur les droits de l'homme et la biomédecine. Dans le cas particulier cependant, il considère que le droit des brevets ne constitue pas le cadre approprié pour imposer et contrôler cette exigence de consentement (point 211).

On peut enfin citer les conclusions de l'avocat général Léger dans une affaire intéressant le droit d'accès aux documents des institutions que l'article 42 de la Charte consacre comme un droit fondamental (Conseil c. Hautala et a., C-353/99 P, conclusions présentées le 10 juillet 2001. «  Certes -indique-t-il -, il convient de ne pas ignorer la volonté clairement exprimée des auteurs de la Charte de ne pas la doter de force juridique obligatoire. Mais toute considération relative à sa portée normative mise à part, la nature des droits énoncés dans la Charte des droits fondamentaux interdit de la considérer comme une simple énumération sans conséquence de principes purement moraux. Il importe de rappeler que ces valeurs ont en commun d'être partagées par les Etats membres, qui ont choisi de les rendre visibles en les consignant dans une charte, afin de renforcer leur protection. La Charte a indéniablement placé les droits qui en font l'objet au plus haut niveau des valeurs communes aux Etats membres (point 80)(...). Comme le laissent supposer la solennité de sa forme et de la procédure qui a conduit à son adoption, la Charte devrait constituer un instrument privilégié servant à l'identification des droits fondamentaux. Celle-ci est porteuse d'indices qui contribuent à révéler la véritable nature des normes communautaires de droit positif » (point 83).

Dans d'autres cas des avocats généraux ont fait un usage plus discret des termes de la Charte. Ainsi l'avocat général Mischo dans une affaire concernant un fonctionnaire européen (D. et Royaume de Suède c. Conseil de l'Union européenne, C-122/99 P et C-125/99 P, conclusions présentées le 22 février 2001, point 97) renvoie à l'article 9 de la Charte où il trouve une confirmation de la distinction entre mariage, d'une part, et union entre personnes du même sexe, d'autre part. A vrai dire l'avocat général tire du texte de l'article 9 de la Charte et des "explications" qui l'accompagnent des conclusions exactement contraires à l'esprit libéral qui inspirait les rédacteurs de la Charte; il omet par ailleurs de se référer à l'article 21 de la Charte qui interdit toute discrimination à raison de l'orientation sexuelle. C'est dire que le texte de la Charte peut faire l'objet d'interprétations divergentes.

Dans une autre affaire concernant un fonctionnaire du Parlement européen, l'avocat général Jacobs a étayé son argumentation en citant la Charte: "...la Charte des droits fondamentaux(...)qui, en soi, n'est pas juridiquement contraignante, proclame un principe généralement reconnu en énonçant à l'article 41, paragraphe 1, que "toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions et organes de l'Union" (Z. c. Parlement européen, C-270/99 P, conclusions présentées le 22 mars 2001, point 40).

L'avocat général Alber a fait référence à un droit relativement nouveau consacré par l'article 36 de la Charte, l'accès aux services d'intérêt économique général (17 mai 2001, TNT Traco SpA c. Poste Italiane, C-340/99, R.I- p. 4109, conclusions présentées le 1er février 2001, point 94); dans l'arrêt de la Cour on ne trouve pas trace d'une quelconque référence à la Charte. On peut encore évoquer les conclusions de Mme Stix-Hackl, faisant référence dans une note en bas de page à l'article 31.1 de la Charte qui prévoit que tout travailleur a droit à des conditions de travail respectant sa sécurité et sa santé (Commission c. Italie, C-94/00, conclusions prononcées le 31 mai 2001, note 11) (On notera également les conclusions de l'avocat général Stix-Hackl dans Nilsson, C-131/00, présentées le 12 juillet 2001, de l'avocat général Geelhoed dans Baumbast et R. c.Secretary for the Home Department, C-413/19, présentées le 5 juillet 2001, point 59, à propos du respect de la vie privée et familiale, et dans Mulligan e.a. c. Minister of agriculture and food Ireland et Attorney General, C-313/99, conclusions présentées le 12 juillet 2001, point 28, à propos du droit de propriété, de l'avocat général Léger dans Wouters, C-309/99, présentées le 10 juillet 2001, à propos de l'Etat de droit).

Dans tous les cas qui ont été cités la Charte n'est pas utilisée comme source autonome de droit communautaire, mais comme expression utile et particulièrement achevée de droits fondamentaux dont il appartient au juge d'assurer le respect. On notera que les avocats généraux citent indifféremment des droits consacrés par la Convention européenne des droits de l'homme (droit de propriété, respect de la vie privée) et des droits nouveaux (droit à la dignité, droit à l'intégrité de la personne dans le domaine de la médecine et de la biologie, droits sociaux, droit à une bonne administration, droit d'accès aux documents, etc.), leurs conclusions étant souvent plus percutantes dans l'hypothèse de droits nouveaux. Les conclusions les plus explicites soulignent l'évidente vocation de la Charte à servir de paramètre de référence substantiel pour tous les acteurs de la scène communautaire: Etats membres, institutions, personnes physiques ou morales (notamment concl. Tizzano dans BECTU). Les avocats généraux ne manifestent aucune hésitation quant au champ d'application de la Charte comme expression des droits fondamentaux de l'Union européenne. Ils se situent dans une configuration juridique qui s'inspire de la découverte de principes généraux à laquelle procède régulièrement le juge communautaire et n'a rien à voir avec celle de l'accord interinstitutionnel à valeur éventuellement conventionnelle.

2. La prudence des juges

A ce jour on ne dispose d'aucune prise de position explicite de la Cour de Justice à propos de la Charte et d'une décision d'attente du TPI. Dans une affaire Mannesmannröhren-Werke AG c. Commission (T-112/98, 20 février 2001, R.II-729) portant sur une question de concurrence et sur le droit de refuser de fournir une réponse impliquant la reconnaissance d'une infraction (question de l'auto-incrimination), la requérante avait très tardivement demandé au Tribunal de Première Instance de prendre en considération la Charte proclamée le 7 décembre 2000 à Nice "au motif qu'elle constituerait un élément juridique nouveau sur l'application aux faits de l'espèce de l'article 6.1 de la CEDH". De fait, compte tenu de la divergence des jurisprudences des cours de Luxembourg et de Strasbourg en matière d'auto-incrimination, c'eût été une occasion de tester la portée de l'article 52.3 de la Charte ("Dans la mesure où la (...)Charte contient des droits correspondant à de droits garantis par la CEDH, leur sens et leur portée sont les mêmes"). Le tribunal a jugé que la Charte proclamée le 7 décembre 2000 "ne pouvait avoir aucune conséquence sur l'appréciation de l'acte attaqué qui était adopté antérieurement" (point 76). Par un raisonnement a contrario on pourrait voir dans cette formule l'acceptation implicite de ce que le respect de la Charte s'imposerait à la Commission pour les actes adoptés après la proclamation de celle-là. En revanche la Cour de Justice, dans l'arrêt qu'elle a rendu dans l'affaire BECTU, a préféré ne pas mentionner la Charte, mais s'appuyer sur la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux à laquelle font référence et l'article 136 TCE et la directive 93/104, pour conclure que le droit au congé payé annuel constitue un "principe de droit social communautaire revêtant une importance particulière" (point 26). Dans l'affaire Poste Italiane la Cour n'a pas non plus fait référence à l'article 36 de la Charte (accès aux services d'intérêt économique général) comme le lui suggérait son avocat général. Peut-être, dans l'un et l'autre cas, les circonstances n'étaient-elles pas les plus appropriées pour introduire une première référence à la Charte. On peut se demander également si les juges n'ont pas quelques réticence à l'égard d'un texte qui, certes ne supprime pas leur aptitude à découvrir de nouveaux droits fondamentaux qu'ils pourraient introduire dans le droit positif en tant que principes généraux du droit communautaire, mais en balise le champ, texte synthétique et complexe qui par ailleurs soulève de très délicats problèmes d'interprétation.

La Cour de Justice pourrait avoir l'occasion de se prononcer sur les effets juridiques de la Charte en droit communautaire dans le cadre de plusieurs renvois préjudiciels actuellement pendants et portant sur des questions de droits fondamentaux; la Commission dans ses conclusions en intervention invoque la Charte lorsque cela apparait pertinent. Ainsi la Cour a été saisie d'un renvoi préjudiciel de la Verwaltungsgericht Stuttgart qui pose la question de la conformité au droit communautaire du service militaire en Allemagne, obligatoire uniquement pour les hommes. Il est tiré argument des articles 20, 21 et 23 de la Charte. Cette affaire pourrait donner à la Cour, si elle l'estime pertinent, l'occasion de se prononcer sur la question épineuse du champ d'application de la Charte à l'égard des Etats membres et l'interprétation de l'article 51.1 ("Les dispositions de la Charte s'adressent.aux Etats membres uniquement lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union"; contra: explications sous l'article 51, "lorsqu'ils agissent dans le cadre du droit communautaire"). (Pour d'autres exemples de renvois préjudiciels qui pourraient être l'occasion de référence par la Cour à la Charte, voir: C-466/00, Arben Kaba c. Secretary of State for the Home Department et C-63/01, Evans c. Secretary of State for the Environment, Transport and the Regions et Motor Insurers Bureau, sur le droit à la protection juridictionnelle et à un procès équitable pour tous les droits et libertés garantis par le droit de l'Union (article 47 de la Charte); C-187/01, Procédure pénale c. Hüseyin Gözütok, premier renvoi préjudiciel en matière de 3ème pilier, sur la base de l'article 35 TUE, qui pose la question de l'application du principe non bis in idem dans le cadre de l'espace de l'Union européenne et non pas dans le cadre d'un seul Etat (article 50 de la Charte)).

Les tribunaux nationaux ne sont probablement pas de reste; mais il est difficile d'avoir connaissance de leurs décisions. A titre d'exemple, le Tribunal constitutionnel espagnol, dans un arrêt du 30 novembre 2000, à propos de la question de la protection des données à caractère personnel, a cité l'article 8 de la Charte comme élément confirmatif de son raisonnement quant à l'existence d'un droit fondamental à la protection de ces données.

(C) Rayonnement politique de la Charte

La signification constitutionnelle ou ressentie comme telle de la Convention, en raison notamment de sa composition, donne à la Charte une légitimité particulière qui explique le rayonnement politique de celle-ci, indépendamment de toute considération sur sa valeur juridique. A la charnière du juridique et du politique, on observe que le Médiateur européen, qui a été entendu par la Convention lors de l'élaboration de la Charte, depuis la proclamation de celle-ci l'utilise comme référence (article 41, droit à une bonne administration, article 42, droit d'accès aux documents). La Cour des Comptes qui n'a pas du tout été impliquée dans le processus d'élaboration pourrait s'estimer concernée, par exemple par l'article 42. Mais la question majeure est celle de savoir si la Charte va devenir la référence unique et obligée chaque fois que, dans l'Union européenne, il est question de liberté, de démocratie, de respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. A cet effet on peut distinguer trois cercles dans lesquels l'influence de la Charte pourrait se faire sentir, avec une intensité variable: les Etats membres, les pays candidats, la conduite de la politique extérieure de l'Union 1.

1. Les Etats membres

En matière de respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales par les Etats membres, il convient de s'attacher à deux dispositions du traité sur l'Union européenne, proches et cependant distinctes. L'article 6.2 indique que l'Union respecte les droits fondamentaux tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne des droits de l'homme et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, en tant que principes généraux du droit communautaire. C'est dans cette perspective que l'on a tendance à situer la Charte. Aux termes de cet article 6.2 TUE et de l'article 51.1 de la Charte, qui s'inspirent de la jurisprudence de la Cour, les Etats membres sont tenus au respect des droits fondamentaux pour autant que leur action se situe dans le champ de la mise en oeuvre du droit communautaire/droit de l'Union (l'article 51.1 de la Charte utilise l'adverbe "uniquement"). En revanche l'article 6.1 TUE se situe dans uns perspective plus vaste. Il indique que l'Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l'Etat de droit, principes qui sont communs aux Etats membres. Quant à l'article 7 TUE - en voie de modification par le traité de Nice -, il institue un système de sanction politique à l'encontre de tout Etat membre qui se rendrait coupable d'une "violation grave et persistante de principes énoncés à l'article 6.1". Il s'agit ici du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales par les Etats membres non pas "uniquement" lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit communautaire ou le droit de l'Union, mais par les Etats membres dans l'ensemble de leurs activités et comportements dans les ordres internes et externes. Par ailleurs l'ambition est autre: il ne s'agit pas seulement de rendre possible un contrôle juridique du respect des droits (article 6.2), mais d'imposer aux Etats membres un test général de démocratie (articles 6.1 et 7). Quelles que soient les différences de rédaction entre l'article 6.2, dans la perspective duquel les avocats généraux semblent situer la Charte, et des articles 6.1 et 7, il parait difficile d'admettre que la Charte ne constitue pas pour l'application de l'un et des autres un instrument commun de référence. C'est bien la position qui avait été adoptée en septembre 2000 par le groupe des trois sages qui, ayant à statuer sur le sort de l'Autriche dans le cadre d'une procédure préalable à une éventuelle mise en oeuvre de l'article 7, n'a pas hésité à se référer à la Charte dont le texte n'était cependant pas encore finalisé.

Le rayonnement politique de la Charte, considérée comme document de référence pour l'ensemble du comportement des Etats membres, y compris en dehors du champ du droit communautaire, peut expliquer en partie l'extraordinaire multiplication des plaintes et pétitions - la Charte n'est pas expressément citée, mais elle est incitative - adressées par des particuliers à la Commission, ainsi que des questions écrites et orales posées par des membres du Parlement européen. Toutes visent à attirer l'attention de la Commission sur des violations alléguées de droits fondamentaux dans tel ou tel Etat membre. On peut citer, à titre d'exemple, la nouvelle loi concernant les sectes en France (Q P-1546/01 du député Sichrovski, non encore publiée au JO), la liberté religieuse de communautés bouddhistes en Grèce (Q E-2200 du député Cappato, JO C 151 E/2 du 22 mai 2001) et la question d'une référence à la religion sur la carte d'identité dans ce même Etat membre. La Commission, avant d'envisager une quelconque intervention sur le plan juridique en tant que gardienne des traités (procédure de manquement), doit s'interroger sur le point de savoir si les questions qui lui sont soumises entrent effectivement dans le champ d'application du droit communautaire (voir jurisprudence Wachauf, 13 juillet 1989, aff.5/88, R.p.2609, et ERT, 18 juin 1991, C-260/89, R.I-2925, ainsi que les problèmes d'interprétation de l'article 51.1 de la Charte). Par ailleurs un afflux massif de plaintes portant sur des cas concrets pourrait conduire à soupçonner l'existence d'un problème grave et persistant touchant plus généralement au respect de droits fondamentaux dans un Etat membre et susceptible de justifier une initiative de la Commission hors des voies judiciaires (article 7 TUE).

2. Les pays candidats

Aux termes des accords dits "européens" préalables à l'adhésion, les pays candidats sont d'une part tenus de s'aligner sur l'acquis communautaire, qui englobe les droits fondamentaux en tant que principes généraux du droit communautaire (article 6.2 TUE) et, d'autre part, de se plier à une "conditionnalité politique" dont le contenu correspond assez exactement au test général de démocratie de l'article 6.1 TUE. Dés lors tout porte à croire que la Charte a vocation à servir d'instrument de référence dans l'une et l'autre perspective. Lors des travaux d'élaboration de la Charte, les pays candidats ont été auditionnés par la Convention. Ils ont fait état de leur intérêt pour la démarche qui devait conduire à l'adoption de la Charte, tout en soulignant que celle-ci ne devrait en aucun cas alourdir les engagements conventionnels (ex. droits sociaux) souscrits par eux dans les accords européens. Quelles que soient les réserves ainsi exprimées, l'article 49 TUE pose comme condition d'entrée dans l'Union le respect des principes énoncés à l'article 6.1 (test de démocratie et de respect des droits de l'homme). La Charte a évidemment vocation à servir de référence dans l'application de ce test de démocratie aux pays candidats, avec cette seule différence que là où l'exigence est immédiate pour les Etats membres, elle pourra s'imposer par étapes aux pays candidats.

3. La conduite de la politique extérieure de l'Union

Les Etats tiers constituent le troisième cercle. Au plan juridique ils ne sont pas tenus par la Charte, alors que les institutions communautaires doivent la respecter et en tant qu'accord interinstitutionnel et en tant qu'expression des principes généraux du droit communautaire, lorsqu'elles négocient des accords extérieurs. Au plan politique on peut s'attendre à un rayonnement de la Charte dans le champs des relations extérieures de la Communauté et de l'Union. L'article 11 TUE précise que lorsque l'Union définit et met en oeuvre une politique étrangère et de sécurité commune, elle se donne pour objectif, notamment "le développement et le renforcement de la démocratie et de l'Etat de droit, ainsi que le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales". L'article 177.2 TCE assigne des objectifs semblables, en utilisant pratiquement les mêmes termes, à la politique de la Communauté dans le domaine de la coopération au développement. Si l'on accepte le raisonnement ébauché plus haut selon lequel il ne devrait pas y avoir de différence de standard entre les concepts de droits de l'homme et libertés fondamentales au sens des article 6.1 et 6.2 TUE, alors on peut affirmer que la Charte en fournissant un catalogue explicite des droits fondamentaux, devrait permettre à la Communauté et à l'Union d'apporter une réponse claire à ceux qui les accusent de ne pas retenir la même conception des droits fondamentaux au plan interne et au plan externe. L'action diplomatique doit évidemment respecter la souveraineté des partenaires et certains droits ou certaines libertés, praticables dans l'Union, peuvent ne pas l'être en d'autres lieu. La Charte exprime les valeurs de la société européenne selon des standards politiques, économiques, sociaux, voire de civilisation, qui lui sont propres; elle peut cependant servir d'instrument de référence. Dans cette perspective on peut signaler certaines initiatives telle la Communication de la Commission au Conseil sur le commerce équitable (COM (1999) 619, 29 novembre 1999) qui vise à généraliser l'indication sur les produits importés, tel par exemple le chocolat, que la fabrication ne résulte pas du travail d'enfants de moins de seize ans. Le label éthique serait ainsi une illustration de la mise en ouvre possible au plan international de l'article 32 de la Charte.

Ces conditions très diverses d'application de la Charte peuvent éclairer la réflexion sur le statut à venir de celle-ci.


1      Voir: A. von Bogdandy, The European Union as a human rights organization? Human rights and the core of the European union, Common Market Law Review 2000, p. 1307-1338, at p.1318.

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